Il paraît que vivre dans un monde en paix est une chance rare. Que nos aînés ont traversé des épreuves sombres et ont dû tourner les armes contre les leurs pour arracher leur liberté à des Usurpateurs, à des groupuscules qui se sentaient plus à même de gouverner que le Soleil en personne. Ainsi sont ceux qui me mirent au monde. Mon père était un guerrier brave. On racontait, partout à travers la Requête, qu’il avait été l’un des plus vaillants, notre bien aimé Erend exclu. Il était né sur nos Terres, dans un petit village où seule la forge faisait vivre ses habitants. Sa volonté n’était pas de piller ou de forger, contrairement au reste des nôtres. Non, lui, il souhaitait entendre cette harmonique délicate qui émanait de la lame lorsqu’elle fendait l’air, annonçant le tintement lourd du métal entrechoquant son rival qu’il soit fait de chair et de sang ou de boulons et de morceaux de ferraille. Père fut l’un des ces enfants arrachés à leur foyer par les sbires du Roi Fou. Il fut jeté dans cette fosse, vendu à une mort quasi certaine, n’en réchappant que par ses talents de combat. Ce fut d’ailleurs dans cet enfer qu’il rencontra celle qui deviendrait ma mère, la sauvant des griffes acérées d’un Ravageur, la protégeant des dangers qu’imposait le Roi Jiran. Mère fut forcée de le servir. Père fut renvoyé à la fosse, dans l’espoir certain de le voir ployer le genou et finir par se faire abattre par ces créatures qu’il avait toujours chassé. Mais jamais ce jour ne vint.

Le Prince Avad libéra Méridian et tua son propre père, offrant l’opportunité à qui vivait en ce palais de retrouver sa liberté. Mère fut de ceux là quand Père se trouvait à Brunante, bastion des Carjas de l’Ombre, prisonnier jusqu’à l’Avènement de celle qui ne sauva pas que Meridian mais qui sembla sauver le monde entier. Aloy. Une héroïne parmi les anonymes, celle qui fut saluée par le Roi Soleil et son neveu en personne. Brunante fut reprise. Et les rares survivants de ces combats furent libérés. Ce ne fut qu’en retournant à Primesource que mes parents se retrouvèrent. Ce ne fut qu’en cet instant, trop heureux d’avoir survécus, qu’ils firent le choix de ne former qu’un pour mieux me permettre de voir le jour.

Mais je ne les connaitrais jamais. Alors que je poussais mon premier cri, Père lâchait celui qui serait alors son dernier. L’orgueil du chasseur avait eu raison de lui, lui qui espérait célébrer ma venue en rapportant les pièces rares d’une griffe de Feu avait senti son corps se faire broyer par les crocs d’acier du monstre. Quant à ma mère, elle perdit la vie peu de temps après ma naissance, l’effort de cette dernière ayant été trop grand pour celle qui avait déjà vécu tant de choses. Je ne connaitrais jamais mes parents, mais je sais que je suis leur digne héritage. Elevée par ma tante paternelle, cette dernière a su faire de moi la digne enfant de mon père. Battante, vaillante, téméraire et affrontant le danger en le regardant en face, je me suis retrouvée face à ma première machine à l’âge de dix ans. Cette coureuse aurait pu me piétiner, m’envoyer valser bien loin, armée de ses cornes recourbées. Mais la vivacité athlétique de mon corps d’apparence frêle avait su se révéler, me permettant de grimper sur une falaise avec une souplesse inattendue. L’apprentissage de la forge était un passage obligé chez les Oserams, tout comme la traque des pièces nécessaires pour faire fondre le métal et en faire des armes. On m’apprit à façonner quelques explosifs, chose que je n’ai jamais su apprécier, jugeant l’effet bien trop peu discret pour être employé à la chasse.

La vie à Primesource était plaisante. Mais les Oserams, tribu natale, ne demeuraient qu’intéressés par le profit qu’ils pourraient réaliser en troquant leurs éclats ou ne prenaient plaisir qu’à vivre non loin des braises de la forge. Mon envie résidait ailleurs, loin de ces choses simples que mon peuple pouvait m’offrir. Pour autant, jamais je ne renierais mes origines, trop fière même de ce maire qu’est devenu Erend quand j’étais jeune. Et c’est certainement en partie grâce à lui que je pu aspirer à davantage. Alors que le Roi Avad abdiquait en faveur de son neveu, le peuple Oseram fut convié à célébrer l’événement en se rendant au cœur de l’Héliaume, à Méridian. A tout juste 11 ans, je découvrais cet autre monde qui n’existait alors que dans les histoires que me racontait ma tante. J’espérais presque pouvoir étirer le voyage jusqu’à Brunante afin de me rendre compte de cette fosse dans laquelle tout avait commencé. Curieuse, rêveuse, j’admirais cet autre peuple et ses coutumes avant de découvrir ce qui deviendrait une obsession. Faucons et Grives se partageaient un Pavillon honorable dans lequel les chasseurs rivalisaient de compétition, prêts à se ruer sur les proies les plus terribles pour mieux affirmer leur grandeur. Si je compris rapidement que les demoiselles et les étrangers n’étaient bienvenus que depuis peu, je sus instantanément que ma place serait en ces lieux, que j’aurais rôle à jouer en me montrant sous mon meilleur jour face à ces conservateurs.

Il me fallait grandir. Il me fallait mûrir. L’idée fixe trottait inlassablement dans mon crâne têtu et ce fut donc tout naturellement que je m’imposais face à ma tante à mes dix-sept ans. Le monde était en paix. Les Carjas sauraient m’ouvrir les bras et m’accueillir. Et je pourrais devenir la chasseuse émérite que mon père aurait espéré découvrir un jour. Ce fut peut-être cet argument qui su convaincre ma tante de me laisser partir. L’idée de voir l’héritage de son frère gâché en demeurant enchaîné à une forge, comme lui avait refusé de l’âtre auparavant, la poussa à laisser l’enfant que j’étais à devenir un peu plus femme. Un peu plus guerrière. Sa seule demande fut des plus simples : que je forge mes propres armes avant de quitter Primesource, comme mon père l’avait fait avant lui. Ainsi, dans l’acier sombre et brûlé d’un Corrupteur, je forgeai mon épée sombre, noircie par la qualité du métal qui la formait. Ce fut après cela que l’on ne me nomma plus uniquement Lehna. J’étais, dans la bouche de ma tante, devenue Lehna Darkblade.

Me présentant à Meridian, on retint mon nom pour accéder au Pavillon de Chasse. Une Grive, pour être acceptée comme telle, devait faire ses preuves auprès d’un Faucon qui accepterait de la prendre sous son aile pour mieux la guider, pour mieux en faire son disciple. Offrant les cœurs de machines arrachés dans les entrailles encore chaudes de la faune croisée sur ma route, cette épreuve n’en devint que formalité. Les monstres n’étaient pas impressionnants, mais ma ténacité était prometteuse et n’avait d’égale que mon ambition. Je ne souhaitais pas devenir Faucon pour jouir de ce titre. Je voulais le devenir pour mieux en être digne et pouvoir être intégrée au sein de cette famille dans laquelle mon propre géniteur aurait su trouver sa place. En bonne Grive, je me fis obéissante, à l’écoute. J’intégrais de nouvelles connaissances sur la traque des machines, sur leurs points faibles autant que je perfectionnais le maniement de cette lame sombre et vibrante, mais aussi celui d’un arc. Si je préférais me rendre au cœur de la mêlé, j’apprenais qu’il était parfois plus sage de demeurer à distance.

La vie au Pavillon était faite de joies et de peines. Tous n’avaient pas la chance de survivre, les Machines n’étant pas de simples bêtes que l’on pouvait apprivoiser mais bien des monstres avides de pouvoir broyer une vie. Je découvris cela, quelques années après mon arrivée. Les Ravageurs sont des machines que les chasseurs les plus avérés pouvaient attaquer. Mon Faucon avait su me répéter de bien des manières que je n’étais pas prête. La suite aurait pu me valoir ma place au sein du Pavillon car par ma désobéissance, j’avais fait preuve d’insolence… Et j’aurais pu perdre la vie. Sûre de moi, j’avais affronté la machine, parvenant à la désosser en partie. Mais j’avais sous-estimé la vivacité de la bête qui avait su me porter un coup de patte griffue dans le dos. Alarmé, mon Faucon avait su arriver à temps, achevant ce que j’avais entamé avant de s’avancer vers mon corps étendu. La douleur pénétrante qui lacérait mon dos était pire que tout ce que j’avais pu ressentir par le passé. Serrant les dents, j’eus le sentiment que mon bras tout entier allait se séparer de mon corps. On me mit entre les mains d’un guérisseur qui estima ma chance. Quelques centimètres plus à droites et je ne serais plus là.

Il fallut laisser le temps faire son œuvre pour me soigner, pour pouvoir retrouver un tant soit peu de mobilité dans cette épaule gauche. Bander un arc était devenu chose difficile et je dû me rabattre sur un cordage à moindre portée, un mal pour un bien quand on savait que tout ceci aurait pu être bien pire. Le lus frustrant, cependant, fut d’entendre ces rumeurs venant de la Requête, annonçant une révolte à laquelle je ne pouvais pas prendre part en montrant mon soutien à notre chef estimé, Erend. Mon orgueil me coûtait cela également, bien que j’entendisse dire que les choses avaient su s’achever de façon assez positive. Le Poing de Fer cessa de faire parler de lui.

A l’aube d’un jour nouveau, me voici finalement remise, prête à donner un nouveau fil à retordre à ces machines, apprentie égalent presque son maître après cinq années passées au sein du Pavillon de chasse. Si je suis bien une Oseram, j’ai appris à comprendre les manières et les coutumes des Carjas, me frayant un chemin parmi eux. Et pourtant, malgré moi, je veille. Les murmures se font à nouveau entendre dans les rues de la Capitale et je sais que les miens, par-delà la frontière, pourraient devoir faire face à de nouvelles menaces. Si je me dois d’être loyale au Pavillon, je n’en demeure pas moins une jeune femme capable de prendre part à des conflits qui me dépassent. J’espère seulement avoir le choix du camp dans lequel je devrais me battre.