Meridan s'éveille

5e Soleil, 5e Cycle, An 3070

Comme tout ce qui vit dans l’Héliaume, Meridian évolue avec le Soleil, l’astre divin et tutélaire du royaume. Elle renaît, chaque jour, aux premières lueurs de l’aube pour s’éteindre quand la lune prend son envol dans le ciel nocturne. Les nuits à Meridian sont silencieuses. C’est comme si elle s’était elle aussi, endormie profondément, sombrant dans une léthargie de quelques heures. Les rares qui peuvent encore se promener dans ses ruelles ne sont souvent pas des gens recommandables. Et puis il reste la patrouille qui tient à faire régner l’ordre et la loi du Roi même quand le Soleil ne brille pas. Chaque matin, depuis les balcons du palais, il observe cette renaissance avec la hauteur imposée à son rang. Il inspire la brise fraîche qui remonte de la jungle en contrebas, profite de la douce chaleur des rayons émergents au-delà des montagnes. Un moment de calme et de paix bien éphémère que viendront perturber serviteurs, valets et Uthar, toujours aussi matinal, les bras chargés de rouleaux de parchemins.

Ce matin, le Maître-Espion de l’Héliaume ne trouvera qu’un balcon vide. Le roi est parti profiter de la fraîcheur du moment dans les étages inférieurs. C’est le jour du marché aux épices, tout proche de l'ascenseur. Itamen adore se promener entre les étals odorants où les marchands venus de toutes les tribus viennent vendre leur précieuse cargaison. Du sel de montagne Banuk, des herbes des Terres Sacrées, du poivre de poudre Oseram, le safran Carja de Brunante. Des effluves qui se mélangent au milieu d’autres étals où l’on cuisine pour les badauds et les autres visiteurs. Ici, il ne pense pas aux ennuyeuses réunions du Conseil, aux doléances des diplomates, aux préparatifs de la Saison de Chasse - bien que ce soit le moins ennuyeux des sujets - . Non, celui qui se fait appeler le Geai, pense plutôt à ce qu’il va prendre pour le déjeuner. Une préoccupation si triviale et ô combien simple.

L’homme à la peau hâlée est habillé simplement pour un Carja de son rang. Il faut bien qu’il passe inaperçu. Un blason de soie d’un vert profond souligne la silhouette élancée. Un pantalon de lin sombre serré aux chevilles ainsi que des bottines de cuir basses de qualité complètent le tout. Ses hanches sont ceintes d’une ceinture fine de cuir gravée portant une petite bourse fermée ainsi que deux poignards. Ne sait-on jamais.
Itamen s’approche d’un étal où l’on sent le lapin de plaine qui mijote dans une sauce au curry et au safran. Des pains plats et du riz sauvage viendront compléter le déjeuner. Quelques éclats plus tard, le voilà assis à même la rambarde de pierre de l’étage, sans peur du vide, à déjeuner. Observant la foule qui s’intensifie au fil des minutes.

Le premier rayon de soleil matinal vient chatouiller le nez de l'Ambassadrice. C'est une habitude de se lever à l'aube.
Comme toujours, la nuit a été un peu agitée, parsemée de quelques mauvais rêves auxquels elle a fini par s'accoutumer. D'une certaine façon.
Mais la Nora ne traîne pas et enfile rapidement une longue pièce de soie, fermée par ses deux bras croisés, avant d'aller regarder le jour poindre à l'horizon.
Même si les Terres Sacrées restent à ses yeux le plus beau des territoires, elle doit bien admettre que les charmes de l'Héliaume Carja ne sont pas pour lui déplaire. Un paysage globalement désertique qui semble prendre feu à chaque fois que l'astre solaire apparaît dans le lointain. Comme s'il embrasait à la fois la terre et le ciel. A tous les coups, Roweena en a le souffle coupé. Ses yeux si clairs pourraient brûler sous l'intensité de ces tons rougeâtres. Mais quel spectacle !
S'il lui est toujours aussi difficile de laisser derrière elle ses habitudes de guerrière, elle a réussi à trouver quelques habitudes depuis son installation à Méridian. Comme ce rituel de l'Eveil. Dans un silence quasi religieux. Devant l'immensité des terres de feu.


Mais ce n'est pas tout. Bien que la foule n'ait pas sa préférence... Sauf sur un champ de bataille ! Enfin bref. La Brave retraitée trouve un certain plaisir aussi à arpenter la rue commerçante de la cité en particulier le jour du marché aux Épices. A son heure la moins fréquentée évidemment. Mais ces mélanges d'épices flottant dans l'air l'enivrent complètement. Aucun autre endroit au monde n'embaume autant. Positivement du moins.
C'est aussi l'occasion pour la Nora de se procurer quelques denrées nécessaires à son quotidien au sein de l'Héliaume ou lors de ses déplacements. De quoi préparer quelques onguents ou des pâtes préparées par les guérisseurs ou cultivateurs avertis, des parfums et huiles ambrés, entêtants, dont elle aime se parer subtilement. Et surtout, une préparation capitale pour sa survie... Une lotion protégeant sa peau pâle et nacrée comme une perle de rivière contre l'ardent soleil Carja. Même après quelques paires d'années passées dans ce désert cuisant, son derme reste toujours aussi clair. Et elle a dû trouver de nombreux subterfuges pour ne pas se faire mordre par les rayons sournois sans ployer sous la chaleur par la même occasion.


Quelques petites ablutions après l'étape de contemplation et la Nora quitte ses quartiers situés au Palais. Sa longue chevelure d'un blond argenté presque blanc est ramassée dans une seule tresse lâche et épaisse qui tombe au creux de ses reins. Son corps qui semble presque trapu dans son habit de voyage ou de guerre -ou les deux- laisse entrevoir ses courbes plus qu’affriolantes dans une tenue plus légère. Une toge prune cintrée à sa taille arrivant presque à ses chevilles forme la base de sa tenue. Des voiles transparents d'un orange clair et subtil la surplombent, retombant presque à ses pieds et couvrant ses bras de fines manches serrées à ses poignets. Un ensemble élégant, confortable et qui ne gêne pas les mouvements... Au cas où.


Les déambulations se poursuivent jusqu'à ce que la faim se rappelle à elle. Et comment ne pas être tenté par la savoureuse cuisine locale ? Autant de parfum dans la gamelle que dans l'air respiré sous les toiles tendues protégeant d'un soleil déjà haut dans le ciel désormais. Le monde commence à s’agglutiner dans la ruelle, le moment pour Roona de quitter le plancher des vaches et de se trouver un coin tranquille où savourer son repas.


A la recherche d'un peu de paix donc, son regard perçant finit par remarquer une silhouette bien connue perchée nonchalamment sur la rambarde. Le Roi lui-même semble chérir le calme avant d'affronter le reste de la journée. La Nora approche d'un pas leste et naturellement félin, arrivant rapidement à sa hauteur.


- Sa Majesté accepterait-elle un peu de compagnie ?

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Les jambes de part et d'autre du petit rebord de pierre qui lui sert de siège, Itamen observe la foule qui gravit le chemin du Pavillon depuis le pied de Méridian. Des centaines de marchands, de voyageurs, d’aventuriers et de chasseurs qui viennent chercher bonne fortune à la Cité du Soleil. Il y a plus de trente ans, Meridian était synonyme de terreur et de martyr, son demi-frère Avad aura réussi à changer ça et maintenant, c’est à lui de perpétuer cet héritage. Quand les Carja se croyaient au-dessus de toutes les autres tribus, désormais ils se trouvent sur un même pied d’égalité. Plus de sacrifices, plus d’esclavages, plus de racisme. Du moins, sur ce dernier point il y a encore beaucoup de travail. L’Histoire ne peut pas s’effacer si vite même en trois décennies.

Quelques familles nobles de la Capitale ou de Brunante continuent d’avoir des pensées que Itamen juge dangereuses et arriérées. Hypocrites aussi. Des gens qui ont autrefois sympathisé avec les Carja de l’Ombre ou en ont carrément fait partie et qui vivent sous le pardon de Avad. Son prédécesseur a été trop clément. Voilà en quoi les deux hommes sont différents. Dès son enfance, il a vu cette folie de ses yeux quand Avad cherchaient des soutiens à la Requête. Itamen a vu les sacrifices quotidiens, les hordes d'esclaves épuisés jusqu’à l’os, battus parfois à mort laissé là, à pourrir au soleil sans sépulture. Ces morts qui le hantent encore chaque jour depuis lors. Des sombres pensées qui en viendraient presque à le dégoûter de ce pourtant si délicieux lapin.

C’est alors qu’une voix qu’il connaît bien le surprend et le tire de ses songes.
Tournant la tête en sa direction, le Roi anonyme cligne des yeux et reconnaît sans aucune difficulté le visage de Roweena Belle-Chevelure, ambassadrice des Nora auprès de la Cour. Son cœur s’emballe de panique et avant même de lui répondre, Itamen lui fait signe de se taire.

— Chut ! Pas si fort !

Par le Soleil ! Il fallait qu’une diplomate ait la même idée que lui. Pourtant, le Premier Étage n’est pas l’endroit dans lequel on pourrait rencontrer ces gens. Le voilà dans de beaux draps.

— Je ne suis pas censé être là, alors… par le soleil, s’il vous plait, ne m’appelez pas “Majesté” en public, murmure t’il, empressé.

Puis finalement, il désigne une place à ses côtés.

— Vous vous êtes perdue ?

Question somme toute rhétorique car il sait bien que Roweena n’est pas une nouvelle arrivante. Disons plutôt, qu’en substance, il ne s’attendait pas à la rencontrer lors de sa promenade incognito.

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Sur le coup, Itamen en aurait eu l’appétit coupé. Pris en flagrant délit, le bol de curry dans les mains et la bouche pleine. La bouchée est avalée presque de travers quand il se précipite pour l’empêcher de dire quelque chose de regrettable. Par chance, la Nora ne semble pas en prendre ombrage et c’est tant mieux pour lui. Il expose ses conditions si cette rencontre veut perdurer. Itamen voit bien dans le regard de la Nora, toute la perplexité de la chose. Il peut comprendre cela dit, mais plus tard. La réponse de Roweena le rassure. Ses épaules s’affaissent et l’appétit revient au triple galop. Le souverain de l’Héliaume fait un geste distrait de la main quand elle lui dit avoir toutes les peines du monde à ne pas respecter l’étiquette.

— Nous ne sommes pas au Palais, alors appelez-moi comme bon vous semble mais surtout pas ainsi. Détendez-vous Roweena et profitez, c’est bien rare par les temps qui courent, lui dit-il, presque indolent.

Il reporte son regard vers la jungle qui s’étend au pied de la Capitale, puis au loin, le grand Désert de Cuivre qui s’étend jusqu’à perte de vue, Brunant en étant sa porte la plus occidentale. Celui que l’on appelle le Geai en dehors des murs du dernier étage de Méridian reprend son repas de bon cœur non sans un petit regard en coin pour sa voisine qui s’est installée à ses côtés. Les pieds se balançant distraitement dans le vide, il ne faudrait pas qu’un déséquilibré ait la bonne idée de les pousser en avant.

— Du calme oui. Et peut-être de quoi me rassurer aussi. Les préparations de la Fête des Faucons battent leur plein, je veux  m’assurer de mes yeux que tout se passera bien. Non pas que je ne fais pas confiance aux nombreux conseillers qui s’occupent de ça. Mais… On ne sait jamais.

Uthar s’était entretenu avec lui quelques jours. La suspicion de la présence d’espion du Crépuscule se fait de plus en plus forte. Ses agents sont sur le pied de guerre pour les débusquer. C’est la première fois que le Palais rencontre une telle crise depuis la chute des Carja de l’Ombre il y a trente ans. De ce fait, la question de Roona lui fait hausser distraitement les épaules.

— Bah… Autant que faire se peut. Si tant est que ce soit possible. Je serai plus apaisé une fois que la Fête sera passée. Je vous retourne néanmoins la même question, Ambassadrice.